En 2022, nous avions eu la chance d’interviewer Sabrina Kaufmann pour la sortie du 2ème tome de Illustrated Fairytails (interview à retrouver ici). Trois ans plus tard, elle reviens avec le troisième opus de son manga, et elle s’est de nouveau prêté au jeu des question/réponses. Je vous laisse découvrir son interview !
Vous pouvez retrouver la chronique des deux premier manga dans notre article dédié ici . Pour la soutenir, vous pouvez découvrir sa page Ulule, du 2 au 30 avril : Ulule.
L’interview de Sabrina Kaufmann, l’auteur du manga Illustrated Fairytales
Bonjour Sabrina, Tout d’abord, merci pour cette interview. C’est déjà la seconde, mais pourrais-tu à nouveau te présenter brièvement pour nos lecteurs ?
Coucou et merci de m’accorder à nouveau une interview ! Je m’appelle Sabrina Kaufmann, mangaka et entrepreneuse créative du Luxembourg. Après avoir réalisé mon rêve d’enfant en publiant mon premier livre à 14 ans, c’était le déclic et ce qui m’a motivée à devenir freelance dès la fin de mes études (de commerce) en 2017. Au fil des années, j’ai touché un peu à tout : commandes d’illustration, conventions, boutique en ligne, Patreon, cours de manga en présentiel et online, autoédition, et également une chaîne YouTube pour conseiller des artistes sur les aspects business du métier d’illustrateur.
Tu viens de lancer ta campagne Ulule pour le troisième (et dernier) tome d’Illustrated Fairytales, peux-tu nous en dire un peu plus sur ce nouvel opus ?
Illustrated Fairytales est une série qui reprend les contes de fées originaux dont chaque tome peut être lu en one-shot, suivant le principe de 1 chapitre = 1 histoire terminée, accompagné d’une petite analyse symbolique pour mieux comprendre le message du conte. Pour les « Contes Cruels », je me suis lancé au défi de reprendre des contes plus dérangeants, car je suis fascinée par le contraste entre les mondes merveilleux de belles robes de princesses à la surface, et des messages très sombres que les contes peuvent véhiculer.
J’ai aussi beaucoup peaufiné mon style de dessin en m’inspirant des anciennes gravures de Gustave Doré ou encore de mangakas dont j’adore les détails, comme Berserk ou Innocent, car je souhaiterais que les lecteurs puissent voir ce troisième volume non pas uniquement en tant que manga qui se lit rapidement, mais aussi en tant que recueil d’illustration qui inspire et où on prend plaisir à s’arrêter sur les planches pour se perdre dans les petits détails.
Je vois les Contes Cruels comme ma grosse « masterpiece » pour laquelle j’ai travaillé toutes ces années. C’est un gros défi tant sur le côté artistique, narratif et thématique qui m’a beaucoup sorti de ma zone de confort (car je suis une grosse trouillarde mais le chapitre de « L’Oiseau d’Ourdi » frise l’horreur où j’avais peur en dessinant haha) – mais pour ce dernier manga, j’avais envie de repousser mes limites au maximum pour offrir un final éblouissant à mon audience !

C’est donc ton troisième manga, peux-tu nous dire ce que cette aventure t’a apportée et quels sont les challenges que tu as dû surmonter en éditant toi-même tes œuvres ? As-tu des conseils pour ceux qui souhaiteraient se lancer à leur tour ?
Que dire des challenges, sinon qu’il y en a eu énormément ! Le plus gros et difficile à accepter, je pense, était ma santé qui s’est dégradée au fil des années. En 2016, j’ai commencé à avoir une tendinite à la main droite après avoir dessiné non-stop un manga de 200 pages en 6 mois. Elle revenait occasionnellement, mais dans la fougue de la jeunesse en mode « protagoniste shônen qui se bat malgré la douleur », j’ai naïvement pensé que je pourrais continuer comme je l’ai toujours fait. L’année passée, la douleur en était à un point où dessiner une demi-heure me faisait pleurer, et où j’ai sérieusement cru que la fin de ma carrière d’illustratrice avait sonné. Heureusement, j’ai trouvé une excellente kiné qui continue à me suivre jusqu’à l’envoi en impression du manga, mais je dois faire régulièrement des pauses et ne suis plus capable de dessiner à un rythme intensif.
Pour être honnête, les douleurs m’ont forcé à adapter le style de dessin en cours de route, car j’ai réalisé que toutes les hachures et les 5-8h d’encrage par planche auraient été impossibles à maintenir sur 150 pages. Vu que chaque chapitre est un conte différent, j’ai décidé d’adapter un encrage différent qui colle à l’ambiance de chaque récit, ce qui a produit des résultats honnêtement très chouettes et surtout, mieux adaptés à mes besoins vu que certaines planches ont vu leur temps d’encrage réduits à 1h30. Comme on le dit souvent en entreprenariat, c’est quand on se retrouve au pied du mur qu’on trouve les idées les plus innovantes.
A cela s’ajoutent également des challenges financiers car j’ai besoin de minimum 6 mois à temps plein pour créer un tome d’une qualité dont je serai fière. Entre mon prêt immobilier que je n’avais pas avant, les conventions qui deviennent de moins en moins rentables mais dont les dépenses augmentent, et les stocks conséquents où j’ai 300kg des volumes précédents à la maison – créer des mangas est devenu un sacrifice trop intense que je ne peux malheureusement plus me permettre.
Pour ceux qui souhaiteraient se lancer en autoédition, je dirais : foncez ! Démarrez en petites quantités, publiez un premier livre imparfait, développez votre audience, recommencez, améliorez, et petit à petit si vous ne lâchez rien, le succès viendra. Je me souviens qu’au début, débourser 150€ pour quelques cartons me faisait flipper, et j’ai failli ne jamais refaire de campagne Ulule après la première où des voisins avaient insinué que je mendiais auprès des gens pour mes petits dessins. Fast-forward des années plus tard, je me retrouve avec des palettes de livres dont la dernière commande de 4.000€ est littéralement tombée dans l’eau suite à une malheureuse aventure avec le livreur un jour de pluie. Il y aura toujours des challenges et ce n’est pas parce que vous avez « atteint le succès » que la vie deviendra miraculeusement toute rose et sans efforts. Mais si toutes ces (més)aventures en autoédition m’ont appris une chose, c’est que vous grandirez et promis, vous aurez toujours la capacité de gérer absolument tout ce que la vie vous balance, et ça vous fera grandir à la fois en tant qu’artiste et en tant que personne. L’entreprenariat, c’est les montagnes russes, mais quand on aime ce qu’on fait, c’est une aventure tellement magique !

Lorsque tu lances une campagne de financement, quelles sont tes démarches ? Comment choisis-tu la plateforme, les dates, les contreparties ect.. ?
Dès le départ, je suis passée par Ulule vu l’audience francophone, et suite au premier tome d’IllusFairy en 2019, j’ai gardé les dates fixes pour les autres tomes du 2-30 avril et sortie à la mi-juillet au Festival de la Bande-Dessinée de Contern, qui est notre petit Angoulême luxembourgeois. Cela me permet d’avoir un cadre qui fonctionne, et mon audience est déjà habituée à ce petit rythme tous les 3 ans.
Je conseille de préparer un rétroplanning car cela peut beaucoup aider à la gestion. Par exemple dans mon cas, le manga doit être idéalement livré début juillet, donc il faut compter large un mois pour la livraison, ce qui signifie envoi du livre à l’imprimeur fin mai / début juin, avec tout le mois de mai pour finaliser ce qu’il reste à faire suite à la campagne. Avec la campagne en avril, c’est le gros mois de promotion et de conventions où j’essaye d’être absolument partout afin de faire parler du manga. En prévision de cela, je compte environ un gros mois de marketing, donc mars est beaucoup axé sur les réseaux sociaux pour hyper l’audience, contacter des partenaires et la presse pour la promotion, préparer la campagne Ulule, les visuels et flyers publicitaires afin qu’ils arrivent pile pour le départ, etc. En vrai, le marketing démarre déjà subtilement vers décembre pour que mon audience commence à anticiper le lancement et que cela ne sorte pas de nulle part, et les posts s’intensifient au fil des mois jusqu’à avoir une audience vraiment chaude et impatiente pour les précommandes.
Et parmi tout cela, j’ai aussi le dessin du manga en soi, où j’ai 5 chapitres dont chacun prendrait idéalement 3 mois en parallèle pour être terminé aux alentours de mars et où d’expérience, je commence toujours en juillet, soit une grosse année en avance. En théorie, cela ressemblerait à juillet storyboard CH1, août crayonné CH1 + storyboard CH2, septembre encrage et finalisation CH1 + crayonné CH2 + storyboard CH3, etc). En pratique… ça part toujours en cacahouète car à + 6 mois, j’ai toujours tendance à me dire que j’ai encore le temps, je prends encore des clients ici et là, et c’est généralement à partir de janvier que je redouble d’efforts, commence à rattraper les retards, et refuse systématiquement tout autre travail pour être full focus sur le manga jusqu’à l’envoi en impression en juin.
J’ai cru comprendre que tu participais également à des conventions, peux-tu nous donner les prochaines dates où l’on pourra te rencontrer ?
Oui bien sûr ! Mes prochaines dates sont celles-ci :
– Luxcon, 12+13/04, Forum Geesseknäppchen, LU
– Trolls & Légendes, 19+20/04, Lotto Mons, BE
– Japan Day, 26+27/04, Hall Polyvalent Arlon, BE
– Festival Le Rayon Vert, 10+11/05, Thionville, FR
– Festival International de la Bande-Dessinée de Contern, 19+20/07, LU

En tant qu’artiste, quels sont les difficultés et les points positifs à participer à ce genre de convention ? Est-ce que cela t’a aidé à te faire connaitre d’un plus large publique ?
Lorsque j’ai démarré les conventions en 2014, c’était effectivement une superbe opportunité pour se faire connaître et je reste d’avis que c’est ce qui m’a permis de me lancer en tant qu’artiste à temps plein. J’ai beaucoup misé sur les salons locaux au début, où j’ai rencontré mes premiers clients pour des commandes d’illustration, des élèves pour des cours de manga, des journalistes qui étaient intéressés pour partager mon travail. En restant sur un territoire réduit et en s’exposant continuellement, on a l’avantage de ne pas avoir de grosse « concurrence », d’attirer l’œil et de rester dans les esprits des visiteurs, et le bouche-à-oreille fait beaucoup pour attirer de nouvelles opportunités ensuite car les gens pensent directement à nous.
Dans les difficultés, je pense que les salons sont devenus plus difficiles dans le sens où ils se sont démocratisés et il y en a beaucoup plus qu’il y a 10 ans. En soit, c’est chouette car cela montre l’intérêt, mais cela signifie aussi que le public se disperse car il n’aura pas forcément le budget de visiter tous les salons, et je remarque aussi un shift dans la nouvelle génération qui vient plus pour s’amuser entre amis plutôt que pour acheter de l’artisanat. Par contre pour les exposants qui essayent d’être présents partout, cela signifie plus de budget à débourser (stand, déplacement, hébergement, etc) – mais avec moins d’audience vu que celle-ci se disperse. Quand j’ai tenté le défi de faire le plus de conventions possibles entre 2023-2024 car je pensais effectivement que plus de salons = plus de ventes, j’ai perdu énormément d’argent jusqu’à en arriver à un mois où, sur 3 événements étrangers en un mois avec triples dépenses, j’ai fait le même chiffre d’affaires combiné qu’un seul salon local où j’ai mes clients habitués et zéro dépense vu que j’habite juste à côté.
Je reste d’avis que les conventions restent très intéressantes pour se faire connaître, mais comme pour tout, cela prend du temps. A voir également quel est votre objectif : est-ce que vous voulez simplement vous faire connaître et gagner en visibilité, ou est-ce que vous devez en vivre et rentabiliser au maximum ? Le succès d’un événement et le choix des salons en dépendra, car à mes débuts, je misais sur la visibilité ; maintenant que c’est mon gagne-pain, je préfère faire moins d’événements, mais qui sont plus qualitatifs en terme de chiffre.

Les conditions de travail des mangaka Japonais sont connues pour être difficiles, avec des deadlines tendues. En est-il de même avec les publications française ? Comment as-tu réussi à gérer la pression pour sortir tes mangas ?
Honnêtement, je suis très contente de ne pas travailler en Asie au vu du rythme qui me paraît infernal. En autoédition, l’avantage est de ne pas avoir cette contrainte des deadlines hebdomadaires, mais cela se fait au détriment de la sécurité financière vu que nous ne sommes pas payés comme les mangakas japonais. A mes débuts, c’était plus facile à gérer car j’habitais chez mes parents, et je pouvais me permettre de faire les projets que je voulais, ce qui n’est plus le cas maintenant.
Je ne veux absolument pas décourager les futurs mangakas parmi vous car il est certainement possible d’en vivre en France, et je tiens à insister sur le fait que cette décision d’arrêter est vraiment due au niveau de vie luxembourgeois. En faisant mes calculs, les ventes de mon tome précédent m’ont rapporté l’équivalent d’un SMIC net français annuel. Mais pour le Luxembourg, cette somme équivaut uniquement au montant annuel de mes charges comptables, impôts, cotisations sociales et TVA – je n’ai pas encore mangé ni payé de loyer, et encore moins acheté des stocks et inscriptions en conventions. J’ai décidé de faire des Contes Cruels mon dernier manga car cette situation n’est malheureusement plus viable pour moi, à cet instant spécifique de ma vie et selon ces besoins qui n’engagent que moi.
En recherchant des sponsors pour soutenir la phase de création non payée, j’ai eu la chance d’obtenir une bourse exceptionnelle du Ministère de la Culture qui m’a permis un moment de répit. Mais vu l’importance de cette décision, je savais de toute façon que ce serait mon dernier manga et IllusFairy a toujours été mon gros projet de cœur, donc avec ou sans soutien, j’étais prête à faire les sacrifices nécessaires pour le concrétiser.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Dans l’immédiat après la parution du manga : me reposer ! Après une grosse année à travailler dessus et notamment la phase actuelle où c’est du 7j/7 pour honorer la deadline, j’espère pouvoir profiter d’un mois d’août libre une fois le lancement officiel terminé.
J’ai surtout hâte de reprendre ma chaîne YouTube et les accompagnements individuels de projets créatifs, car c’est aussi un projet important pour moi où j’ai régulièrement des messages adorables d’autres artistes qui me disent s’être lancés en convention grâce à mes vidéos. Vu le travail sur IllusFairy, j’ai dû la mettre en pause, mais j’ai énormément de nouveaux apprentissages à partager avec ce manga qui, je l’espère, aideront ceux qui veulent publier à leur tour.
Et je voudrais également reprendre ma boutique en ligne Himesama.fr en testant de nouveaux styles de dessins et de nouvelles collections, qui ont toutes été mises en pauses quand j’ai démarré le manga. Vu que j’ai toujours tout misé sur le présentiel, j’ai vraiment envie de développer ma présence en ligne pour m’alléger des voyages constants en conventions, même si je continuerai à garder mes événements favoris. C’est peut-être l’âge, mais après avoir passé la moitié de ma vie à monétiser mon art sans jamais vraiment prendre le temps de m’arrêter, j’ai envie de me renouveler et d’avoir une vie plus réglée.
Un dernier mot pour la fin ?
Merci beaucoup de m’avoir lue, en espérant que cette petite (longue) interview ait pu vous inspirer
